CHAPITRE XXII
L’ARRIVÉE des serveurs portant le repas fit retomber la tension qui régnait dans le mess. Le cerveau de Xavier était en ébullition : il en avait plus appris au cours de cette demi-heure qu’en plusieurs mois de pérégrinations. Prachet leva son verre et lança un emphatique :
« Aux grands changements à venir ! »
Les plats défilèrent : rouleaux de viande marinée, pousses de chivre croquant que l’on trempait dans une sauce caramélisée, hachis de légumes mordorés, le tout arrosé de bière de veism… Le chef des Pèlerins avait mis les petits plats dans les grands. Peu importaient ses motivations – c’était un délice, après tant de mois d’austérité. Tout en dégustant son assiette, Xavier jeta des coups d’œil à la dérobée en direction de Jana. À quoi pensait-elle ? Malgré la dévotion sincère des Pèlerins à son égard, rien n’avait vraiment changé pour elle : elle n’était qu’un objet. Un objet saint, mais un objet tout de même. Son regard à demi absent ne trompait pas, elle ne se sentait guère concernée par ce qui se déroulait dans cette pièce.
Ses yeux croisèrent alors ceux de Xavier et elle parut reprendre vie. La dilatation des pupilles, le creusement de ridules au coin des yeux, un infime rosissement des joues dû à un afflux sanguin… Il était aisé pour Xavier de donner un sens à tous ces signaux. De la simple biochimie. Mais cela ne leur ôtait en rien la valeur inestimable qu’ils revêtaient en cette seconde précise. Tout comme ce besoin impérieux qui le saisit de la protéger contre les Pèlerins. Contre l’univers tout entier.
Valrin avait repris le fil de la discussion suspendue par le festin.
« Vous pensez réellement que les Vangk vous attendent, pas vrai ? raillait-il.
— Pas nous personnellement, si c’est ce que vous entendez, répondit Prachet qui avait retrouvé le sourire. Mais les hommes en général, oui. Tel est leur projet. Et vous y avez contribué en sauvant Jana.
— En ce cas, ma vengeance fait partie de leur grand dessein. Je ne serais qu’un catalyseur… Qui sait ? les Vangk gardent peut-être un œil sur moi.
— J’en serais le premier surpris, rétorqua Prachet du tac au tac. Je ne suis pas de ceux qui croient que les Vangk manifestent un quelconque intérêt pour les vies individuelles.
— Les gars massacrés sur Hursa seraient sûrement ravis de l’apprendre. »
Instinctivement, Xavier jeta un coup d’œil à Mardokin, mais celui-ci ne broncha pas.
« J’en assume la pleine et entière responsabilité, déclara Prachet d’une voix grave. Nous étions trop près du but pour prendre le risque d’échouer à cause d’eux. L’Histoire jugera quand…
— Vous tenez vraiment à m’infliger un sermon, révérend ? ricana Valrin. Vous êtes mal tombé : vous pourriez être le diable en personne que cela ne me ferait ni chaud ni froid, pourvu que vous m’aidiez à décapiter la KAY. »
Un silence pesant se referma sur ses paroles.
« Allons, déclara enfin Prachet, ne vous faites pas plus méchant que vous n’êtes. Nous ne sommes pas si dissemblables : n’êtes-vous pas, vous aussi, au service de quelque chose sans aucune valeur marchande ? La vengeance n’a pas de prix, c’est pourquoi elle est inestimable à vos yeux. Tout comme notre foi. La différence, c’est que, nous, nous construisons. » Il soupira. « Quel dommage que votre force ne soit pas au service d’un objectif moins destructeur. »
De retour dans leur cabine, Jana et Xavier firent encore l’amour. Après cela, la jeune femme ne pleura pas, bien au contraire : lorsque l’estomac de Xavier se mit à gargouiller, elle rit doucement – il n’avait pas l’habitude de cette nourriture un peu trop capiteuse.
« Quelque chose te tracasse ? » demanda-t-elle.
Il sourit. Elle commençait à lire en lui, et c’était loin d’être désagréable.
« Je me demande si nous ne devrions pas prendre Prachet au mot et partir sans tarder tenter notre chance ailleurs.
— Pourquoi ?
— Les Pèlerins vont tout faire pour te persuader de toucher à nouveau l’échantillon. Je ne suis pas sûr de le vouloir. »
En réalité, il le redoutait et cette frayeur le paralysait presque.
Jana haussa les épaules.
« Je toucherai leur damné échantillon et j’en aurai fini une bonne fois pour toutes avec cette histoire. D’ailleurs, il ne se passera rien. »
Xavier doutait fort que les Pèlerins lâchent si facilement le morceau. S’il ne se passait rien, ils trouveraient bien un prétexte pour la transformer en rat de laboratoire.
« Mais s’il se passe quelque chose ? »
Elle le fixa d’un air apitoyé.
« Tu veux dire si je suis effectivement la clé de la Porte noire ? »
Il hocha la tête avec réticence :
« Tu n’as jamais pensé à ce que sont réellement les Vangk ? Cela ne t’a jamais titillée ?
— Si, bien sûr. Je leur en ai même voulu pour ce qu’ils ont fait de moi… Et puis je me suis dit qu’il était irrationnel de nourrir de la colère – ou un quelconque sentiment – à l’égard de créatures qui nous sont à ce point étrangères. Quant à ce qu’ils sont pour de vrai… Je ne comprends pas ce qui pousse les Pèlerins à vouloir dissiper le mystère qui les entoure. Cela tuerait l’un des plus grands mythes de l’humanité. Mais je suis sûre d’une chose au sujet des Vangk : que, s’ils ont tablé sur la cupidité humaine et son besoin d’expansion sans limite, ils ont eu sacrément raison. »
Elle cala sa tête contre sa poitrine et ils s’endormirent l’un contre l’autre.
Dans la nuit, cependant, elle se leva et retourna dans sa cabine. Lorsque Xavier se réveilla, au terme d’un sommeil sans rêve, la place à son côté était froide. Au cours des jours suivants, cela se reproduisit. Xavier en conclut que la jeune femme préférait dormir seule. Peut-être, avec le temps…
Prachet avait tenu parole : les passagers avaient toute liberté d’explorer le vaisseau. Le Dankal n’offrait pas grand intérêt, ce qui n’empêcha nullement Xavier de prendre l’habitude de flâner le long des coursives. Il ne faisait aucun doute qu’on les espionnait tout en leur laissant une illusion d’intimité. Leur destination finale était le système de Moire, avec une halte pour prendre des conteneurs de pièces détachées dans un petit système favorable aux idées des Apôtres des Vangk.
Xavier suivait les informations sur les téléthèques. La tension entre l’Eborn et la KAY se soldait par des escarmouches un peu partout dans leurs colonies respectives. Xavier ne pouvait s’empêcher de se sentir coupable de la ruine d’Ast Nuvola et de la mort de Desiderio. Il finit par s’en ouvrir à Jana, alors qu’ils se promenaient sur les ponts inférieurs.
« Vous êtes tombés au beau milieu d’un champ de bataille, fut la réponse de la jeune femme. Ce n’est pas vous qui avez fixé les règles. Personne ne peut avoir les mains propres s’il veut s’en sortir indemne. »
C’était ce que dictait la raison. Mais pourquoi la raison se montrait-elle toujours impuissante lorsque les enjeux devenaient énormes ?
L’épuisement physique consécutif au séjour sur Hursa commençait à s’effacer et l’ennui ne tarda pas à poindre. À table, Prachet pouvait se montrer un interlocuteur agréable, bien qu’entre Valrin et lui montât parfois une agressivité électrique. Un soir, celui-ci souleva la question de l’existence d’un Multivers où étaient supposés résider les Vangk.
« C’est vrai qu’il n’y a aucune preuve directe, reconnut Prachet, puisqu’il faudrait pour cela sortir de l’univers, ce que nous n’avons pas réussi à faire jusqu’à présent. Cela dit, nos modèles informatiques les plus cohérents du réseau de Portes de Vangk dans la géométrie du Multivers aboutissent à une éponge de Menger, un objet mathématique étrange dont la somme des trous est égale à la surface de l’objet lui-même.
— Et alors ? »
Prachet soupira.
« Le réseau des Portes a une forme dans le Multivers. Nous pensons qu’il ne s’agit pas d’un hasard ou d’une propriété intrinsèque, mais qu’il y a un ordre sous-jacent. Un ordre qui, si nous en saisissons l’essence, pourrait nous amener à le dominer. »
Xavier perdait pied. Il demanda, mi-plaisantant, mi-sérieux :
« Tous les Pèlerins sont-ils obligés d’avoir un doctorat en astrophysique ?
— On dirait que cela vous étonne ! Moi, ce qui m’étonne, c’est que les autres religions s’enorgueillissent de leur ignorance crasse de la réalité physique.
— Mais vous n’êtes pas une religion, objecta Valrin. Vous êtes une secte, révérend. »
Xavier faillit lui donner un discret coup de pied dans le tibia : son compagnon prononçait à chaque fois ce titre avec une telle ironie que Prachet ne pouvait que se sentir insulté. Le Pèlerin était aussi imprégné de sa foi que Valrin de sa vengeance. Un fou allié à un autre fou, se dit Xavier. La folie du premier compensait celle du second, c’était peut-être pour cela qu’ils étaient encore en vie.
« Une secte, répéta Prachet… C’est le mot qu’emploient nos détracteurs en effet. Si vous préférez nous qualifier ainsi, je ne peux pas vous en empêcher. Vous verrez très bientôt ce qu’une secte est capable de mener à bien : nous arriverons au chantier de Moire demain.
— Vos détracteurs, c’est-à-dire tous ceux qui n’appartiennent pas à votre mouvement spirituel ?
— Vous vous trompez. Nous avons même des sympathisants escopaliens et panslamistes. À votre avis, pourquoi révérons-nous les Vangk ?
— Facile. Vous les prenez pour les dieux. »
Prachet dressa l’index vers le plafond.
« Justement non. Pour nous, les Vangk ne sont pas des êtres surnaturels. Ils appartiennent à ce monde ou, du moins, ils en sont originaires. Ce que nous révérons, c’est leur compréhension supérieure des lois de l’univers qui leur a permis de s’en affranchir.
— Et vous pensez reprendre le flambeau ? »
Les yeux étincelants, le révérend éclata de rire.
« Il nous faudrait sans doute plus de cerveau… Des posthumains le pourront peut-être un jour. Nous, nous ne le pouvons pas. C’est pourquoi la nature des Portes nous reste hermétique.
— Vos perspectives sont plutôt décourageantes.
— Pardon ? Exaltantes au contraire ! C’est comme se trouver au pied d’une échelle. L’échelle de l’évolution de l’esprit, et il nous appartient de la gravir. Mais si, grâce à Jana, nous parvenons à entrer en contact avec les Vangk, nous gagnerons d’un seul coup cinq ou six échelons. »
De retour à leur cabine, Xavier se connecta aux téléthèques afin de se renseigner sur le chantier spationaval de Moire. Moire était une planète jovienne typique, avec ses écharpes de gaz jaunâtres dissimulant un immense océan d’hydrogène métallique ; elle s’éloignait d’Alioculus, d’où elle avait été expulsée lors de l’effondrement de la seconde étoile du système. Une Porte gravitait au large.
Le Vasimar en construction se trouvait sur une orbite inférieure. D’innombrables compagnies, conglomérats et instituts étaient impliqués, ainsi que la quasi-intégralité des fonds des Pèlerins. Des sommes colossales avaient été investies. Le projet avait été présenté à l’opinion publique comme une mission de sauvetage. Il s’agissait d’abord de récupérer les scientifiques et tous ceux que la désactivation de la Porte d’Alioculus avait emprisonnés dans la station spatiale de recherche et les orbiteurs. Et il était exact que, sans le secours du Vasimar, les deux mille hommes bloqués sur place seraient condamnés une fois leurs ressources épuisées.
Mais le véritable intérêt était ailleurs : il était formellement interdit d’étudier les Portes, car le risque qu’elles se désactivent était trop grand. Cela s’était déjà produit et, depuis lors, les Portes étaient taboues. Pour la première fois dans l’Histoire, ce risque-là n’existait plus ; le tabou pouvait être brisé car les Trois Portes étaient toutes inactives. Et l’espoir pour l’humanité de fabriquer ses propres Portes ne relevait plus de l’utopie.
Fabriquer ses Portes… Si cela se révélait possible, l’expansion que connaissait l’espèce humaine depuis la découverte de la première Porte de Vangk au large de Saturne, dans le système solaire du Berceau, ne serait que le prélude du véritable âge d’or.
Les hommes d’équipage, Prachet compris, s’isolèrent lorsque le Dankal franchit la Porte de Vangk, de sorte qu’aucun des trois compagnons ne sut s’ils priaient ou non. Xavier avait trouvé une baie d’observation située à l’avant pour assister au saut. Jana et lui se tenaient côte à côte dans la gravité réduite. Valrin restait immobile, un léger sourire aux lèvres. L’anneau de la Porte grandit, les protubérances de sa face extérieure devenant visibles. Il palpita une fraction de seconde avant que le Dankal ne pénètre dans le cône de collapsus.
Instantanément, la place des étoiles changea, et une boule fuligineuse grosse comme le poing apparut. Xavier ne put s’empêcher de serrer la main de Jana.
C’était notre dernier saut avant longtemps.
Des à-coups provenant des tréfonds du Dankal les firent vaciller sur leurs jambes : des corrections de trajectoire étaient en cours. Lentement, la vision bascula de quelques degrés.
« Regardez par là », avertit soudain Valrin en levant l’index.
De minuscules objets brillants entraient progressivement dans leur champ de vision, s’alignant le long de l’équateur de la planète géante.
L’un des points grossit peu à peu.
« Notre comité d’accueil », ajouta laconiquement Valrin.
La veille, Prachet les avait prévenus que le chantier de Moire faisait l’objet d’une surveillance draconienne : après l’attentat contre la Porte d’Alioculus, tous – et pas seulement les Pèlerins – craignaient un sabotage du Vasimar, voire une attaque contre le chantier. Chaque vaisseau arrivant était fouillé de fond en comble et son équipage interrogé. Prachet leur avait garanti qu’on ne les ennuierait pas, toutefois le Dankal allait être inspecté, ce qui prendrait au moins cinquante heures ; ils pouvaient rester à bord ou bien utiliser un module de liaison afin de rejoindre l’un des habitats du chantier. C’était cette solution qu’avaient choisie les trois compagnons : ils avaient hâte de voir de près le fameux vaisseau.
« Nous n’avons pas besoin de gardes du corps, avait spécifié Valrin. En ce qui me concerne, je veux rester à proximité de Jana… et je veux garder mon arme.
— Si vous désirez la garder sur vous, les accès d’un certain nombre d’installations du chantier vous seront interdits, avait répondu Prachet. Quant aux gardes du corps, cela ne pose pas de problème : il est très peu probable que la KAY ou l’Eborn tente d’enlever Jana. Il y a trop de monde ici, leurs chances de succès seraient trop faibles. Mais Jana est le point focal de beaucoup d’entre nous, vous ne pourrez pas empêcher les Pèlerins d’affluer.
— Qu’ils viennent, avait souri Valrin. Tant qu’ils se tiennent tranquilles.
— On y veillera. »
Le module des inspecteurs de la sécurité dépassa la baie d’observation. Quelques minutes plus tard, les haut-parleurs indiquèrent que l’engin venait de s’arrimer et que les membres d’équipage et les passagers devaient tous se présenter dans le hall d’arrivée. Les deux inspecteurs, un homme et une femme blonds armés de curieuses matraques télescopiques, étaient en pleine discussion avec Prachet lorsque les compagnons surgirent dans le hall. Ce n’étaient pas des Pèlerins – en tout cas, ils ne portaient pas de robe blanche.
On les avait mis au courant de leur statut particulier, car ils parurent les reconnaître. La femme s’approcha d’eux. Elle mesurait à peine un mètre cinquante, avait un bassin et des épaules très étroites, des membres filiformes et les traits crispés de ceux qui vivent en impesanteur et supportent mal les traitements de régulation phosphocalcique. Sa bouche petite aux lèvres minces et sombres s’entrouvrit à peine :
« Je m’appelle Nylie. Le chantier est immense. Souhaitez-vous que je vous serve de guide ? »
Valrin et Xavier échangèrent un regard, mais Jana les précéda.
« J’en serais ravie », dit-elle.
Valrin désigna la matraque télescopique.
« D’accord, à condition que vous vous débarrassiez de ce truc. »
Nylie hocha la tête et tendit la matraque à son compagnon.
« Nous pouvons prendre le module qui m’a amenée ici, si vous préférez y aller tout de suite.
— C’était notre intention », fit Valrin.
Xavier se tourna vers Prachet qui patientait à l’écart, mais ce dernier agita la main.
« Les adieux sont inutiles, car nous nous reverrons bientôt », assura-t-il.
Ils embarquèrent sans plus attendre dans un habitacle réduit à sa plus simple expression : des sièges et des écrans au plafond, surplombant une grande fenêtre d’observation. Dès que le sas fut refermé et la pression interne rétablie, Nylie s’assit et attira une console à elle. Le module se détacha. Le Dankal commença à défiler sur bâbord. Si tous les caissons devaient être inspectés, il y en aurait pour des semaines, songea Xavier.
Le module dépassa la proue du Dankal puis accéléra vers le chantier. Celui-ci était tout proche, quelques milliers de kilomètres seulement : ils y seraient rendus en une demi-heure. Déjà, les éléments les plus volumineux étaient visibles sous la forme de points qui grossissaient à vue d’œil. Des lumières clignotantes orange en délimitaient les contours.
« Vous avez de la chance, votre grappe d’accueil se trouve tout au bout du chantier, nous allons le survoler entièrement avant d’arriver », expliqua Nylie.
Ils ne tardèrent pas à apprendre ce qu’étaient les « grappes » : il y en avait des dizaines réparties tout le long de l’orbite dévolue au chantier du Vasimar. Elles consistaient en hémisphères pressurisés qui s’agglutinaient sur de gigantesques structures métalliques. Chaque habitat contenait des centaines de conapts, encastrés à la manière des alvéoles d’une ruche, ainsi que des réfectoires, des jardins artificiels, des parcs… La base des grappes se renflait de socles à modules de liaison et d’antennes de communication ; parfois, un orbiteur deux fois plus long que la grappe elle-même y était arrimé. Dans l’alignement de l’écliptique du chantier, de grosses citrouilles de deux cents mètres de diamètre dévidaient des boudins de plastique vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Ils passèrent au large d’un tanker à ergols parasité par des drones venus se ravitailler, fixés à ses flancs tels des insectes aspirant son sang. L’espace grouillait de modules habités faisant la navette entre les usines et le Vasimar.
« Le Vasimar, c’est cette grosse masse là-bas ? » questionna Valrin.
Sa configuration était conventionnelle : propulseur à l’arrière, bouclier à l’avant ; entre les deux, les réservoirs de carburant et les zones habitables. Sa taille, elle, n’était pas conventionnelle.
Nylie ne chercha pas à dissimuler sa fierté.
« En effet. Regardez ce que la foi peut réaliser…
— Vous voulez parler du travail gratuit fourni par vos ouailles ? persifla Valrin, comprenant que Nylie était un Pèlerin.
— Tous ces individus sont là de leur plein gré, protesta Nylie sur le ton de l’indignation. Et la plupart sont rétribués, que ce soit par les Pèlerins ou par les institutions qui subventionnent le projet. C’est la première fois qu’un vaisseau de fabrication humaine va relier deux systèmes différents : c’est une gageure technologique… Mais, sans la foi, ce projet n’existerait pas.
— Je comprends, l’apaisa Jana. Je comprends parfaitement.
— Merci. »
Le module de liaison n’en finissait pas de longer le Vasimar, et Xavier sentit sa gorge s’assécher. Un essaim de modules tourbillonnait autour de lui, donnant sa véritable échelle : celle d’un orbiteur de plus de huit cents mètres de long. Il était grossièrement tubulaire, avec des tronçons de largeur et de section différentes. L’arrière se prolongeait de deux grands panneaux incurvés dont la fonction demeurait incompréhensible à Xavier.
« Nous arrivons vers la poupe, annonça Nylie. Cette grosse sphère que vous voyez là est le réacteur à fusion géant produisant l’électricité pour le générateur de plasma, juste derrière. C’est le plus gros jamais conçu. Il induit un flux de protons qui est chauffé à dix millions de degrés par un bombardement d’ondes radio. Un convertisseur magnétique de sortie les guide vers la tuyère, entre les deux panneaux géants. »
Valrin grogna, l’air peu intéressé. Pour lui, la manière d’arriver au but n’avait aucune importance. Xavier et Jana, quant à eux, étaient sous le charme. Il existait des tankers plus volumineux, toutefois aucun ne possédait un système de propulsion aussi imposant ni des blindages aussi lourds. La proue était un disque épais, d’un matériau semblable à du mâchefer compacté. Xavier n’avait aucune notion de physique spatiale, mais il était aisé de déterminer sa fonction : celle de bouclier contre les particules du rayonnement galactique qu’ils allaient rencontrer au cours de leur voyage.
« On dirait qu’il est terminé, fit remarquer Jana. Regardez, il est même habité ! »
Nylie eut un sourire involontaire.
« Il est presque achevé en effet. Il sera prêt au départ d’ici deux à trois semaines, ce qui explique cette effervescence. Mais les lumières sur les flancs proviennent d’habitations extérieures : des conapts de peaux-épaisses et de calmars qui travaillent sur la coque. Ils trouvent plus pratique de résider sur place. »
Au mot de « calmar », Xavier avait tiqué, mais il ne releva pas. « Calmar » était le surnom péjoratif donné aux posthumains qui avaient fait modifier leur schéma corporel pour vivre plus à l’aise dans le vide. Apparemment, Nylie l’avait employé sans malice.
« Combien de temps va durer le voyage vers Alioculus ?
— La distance qui nous sépare est de mille milliards et demi de kilomètres, c’est-à-dire deux mois-lumière. Si le Vasimar tient ses promesses, nous y serons dans deux ans… Ah, votre grappe est en vue. »